Témoin oculaire en Syrie – 2e partie

Depuis le début de la guerre, John Eibner de l’organisation Christian Solidarity International (CSI) a séjourné huit fois en Syrie, entre autres à Alep, à Hassaké et à Tartous. Dans un entretien en trois parties, il raconte ses impressions et formule des recommandations à l’adresse du gouvernement suisse.

Depuis la Méditerranée jusqu’en Irak, une immense région a été nettoyée religieusement. De nombreuses églises ont été profanées ou détruites, comme ici dans un petit village au bord de la rivière Khabour, au nord-est de la Syrie. (csi)

2e partie | La peste ou le choléra – pour nombre de Syriens, Bachar el-Assad est un moindre mal à côté des islamistes intolérants

 

CSI : L’Occident prétend que son action de soutien à la Syrie est une « transition vers la démocratie ». La démocratie a-t-elle vraiment sa chance ?
Dr John Eibner : Une démocratie à l’Occidental est très lointaine. Les plus fortes puissances politiques en Syrie ont d’autres objectifs. Dans la lutte actuelle, il n’est pas question de démocratie, mais de la survie d’une société pluraliste. Je ne parle évidemment pas de pluralisme politique, dont les gens rêvent. Mais sous la présidence de Bachar el-Assad, il existe un pluralisme religieux et d’autres formes de pluralisme social. La liberté de mouvement des femmes n’est guère limitée par l’État, et elles sont en grande partie libres de choisir leur façon de s’habiller. Les minorités religieuses, en tant que telles, ne sont pas persécutées. Les chrétiens peuvent vivre ouvertement comme chrétiens, de même aussi les alaouites, Druzes, chiites et sunnites modérés qui ne veulent pas se soumettre à la loi de la charia islamique.

En 2014, j’ai rencontré une musulmane sunnite. À la question « pourquoi ne vous joignez-vous pas aux insurrections ?» elle a répondu en colère : « Si cette révolution parvenait à ses fins, je perdrais ma liberté sociale. Et je n’obtiendrais pas davantage une liberté politique. » Cette estimation est justifiée. Dès le début, l’opposition armée contre Bachar el-Assad était islamiste, non pas séculière. De prime abord, tout pluralisme religieux est donc exclu. Si les rebelles prenaient le pouvoir, les non sunnites deviendraient des citoyens de seconde classe, les femmes devraient alors se vêtir selon les normes de la charia et les homosexuels seraient persécutés.

Après de nombreuses rencontres faites en Syrie, je peux dire qu’une grande partie de la population syrienne, pour ne pas dire la majorité, n’accepte pas l’idée de voir les groupes de rebelles renverser Bachar el-Assad. Exclusivement ou presque, les déplacés internes cherchent refuge dans les régions contrôlées par le président. Avant le Printemps arabe, la Syrie était un pays riche d’une économie privée florissante, d’un système d’éducation excellent et de l’un des meilleurs systèmes de santé publique dans le monde arabe. Dans les années précédant 2011, la Syrie avait accueilli plus d’un million de réfugiés venant d’Irak. Le manque de démocratie nous autoriserait à condamner à bon escient la dictature de Bachar el-Assad. Mais sous sa présidence, il existait un pluralisme social dont aucun autre pays à majorité sunnite du Moyen-Orient ne pouvait se vanter.

Vous traitez les adversaires de Bachar el-Assad d’extrémistes islamistes. Sous Barak Obama, le gouvernement américain disait soutenir les rebelles modérés.
Les politiciens et journalistes occidentaux peuvent répéter le terme « rebelles modérés » aussi longtemps qu’ils le veulent… mais pour la population vivant sous la protection de l’armée syrienne, les rebelles n’ont rien de modéré. Si Barak Obama a qualifié de « modéré » un groupe de rebelles, cela signifie simplement que jusqu’à présent, ces rebelles ne se sont pas opposés aux intérêts américains. La définition de Barak Obama survole de très haut la façon dont le groupe traite la population syrienne.

Comme c’était déjà le cas sous la présidence de Ronald Reagan lors de la guerre froide en Afghanistan, les USA utilisent des réseaux djihadistes existants pour imposer leurs intérêts. À l’époque, ils croyaient pouvoir contrôler les djihadistes en comptant sur leur alliée, l’Arabie saoudite, pour exercer son influence. Mais le résultat, c’est la domination de l’État islamique (EI) et d’al-Qaïda. L’opposition armée contre Bachar el-Assad veut en première ligne créer une prédominance sunnite et introduire les normes discriminatoires de la charia. Il est bien possible que les groupes ne soient pas tous aussi extrêmes que l’EI, mais tous veulent pratiquement imposer leur religion à tout le pays.

Prenons, par exemple, les deux lieux chrétiens de Sadad et Maaloula : à court terme, ces lieux étaient entre les mains des rebelles. Ils n’ont pas été conquis par l’EI, mais par la soi-disant Armée syrienne libre (ASL) modérée et le Front al-Nosra. À Sadad, et à Maaloula, plusieurs chrétiens ont été tués et des églises ont été profanées. De la Méditerranée à l’Irak, lorsqu’on examine de plus près les régions dominées par les différents groupes de rebelles, on remarque que toute la région est nettoyée religieusement. Que la région soit sous le contrôle de l’ASL, de Hayat Tahrir al-Cham (jusqu’en janvier 2017 : Front al-Nosra), d’Ahrar al-Cham, de Jaysh al-Islam, du Front du Sud, de l’EI ou de qui que ce soit, cela ne joue pas un grand rôle. Pour les personnes qui se mettent sous la protection de l’ASL, le jihadisme sunnite est le plus grand problème. L’EI est seulement une partie du mouvement révolutionnaire djihadiste violent qui veut établir une prédominance sunnite en Syrie. Les adeptes de ce même mouvement tuent des « impies » dans le monde entier, mais aussi en Europe et aux USA.

Certains disent que Bachar el-Assad aurait lui-même voulu un conflit religieux pour se présenter comme seule alternative à un chaos djihadiste et que l’EI serait sa création.
Cela n’est pas très crédible et ressemble à une accusation du système de propagande en vue d’un « renversement du régime ». Certes, il est vrai que, pour beaucoup de personnes, l’extrémisme de l’EI donne au président syrien une apparence de moindre mal. Donc, d’une certaine manière il profite de l’EI, mais il tire aussi profit de la lutte que Washington et ses alliés ont fini par engager contre l’EI. Mais en déduire que Bachar el-Assad a créé l’EI relève de la pure imagination. Les mouvements djihadistes modernes comme l’EI ont vu le jour, nous l’avons déjà évoqué, en Afghanistan. Ils y ont été soutenus par les USA et l’Arabie saoudite contre les Soviets. 

En septembre 2015, la Russie est entrée dans la guerre. Quelles réactions avez-vous rencontrées à ce sujet ?
Presque toutes les personnes avec lesquelles j’ai parlé considèrent l’intervention de la Russie comme très positive. J’ai voyagé dans les régions qui sont sous le contrôle de l’armée syrienne. Les gens étaient inquiets lorsque l’armée syrienne a été refoulée et que les djihadistes ont avancé à l’aide du renfort d’armes livrées par les USA et leurs alliés islamistes au Moyen-Orient. 

Pour les Syriens, l’intervention de la Russie met en relief le caractère douteux de la lutte que les USA et ses alliés mènent contre l’EI. Avant cette intervention en septembre 2015, l’Occident avait déjà bombardé l’EI pendant une année et demie ; et pourtant, l’EI ne semblait pas particulièrement affaibli. C’est grâce à l’intervention de la Russie qu’on a parlé d’attaques contre les installations pétrolières de l’EI – ce qui signifie que, pendant un an et demi, elles n’avaient pas été attaquées ! Les gens ont espéré que l’armée syrienne, avec l’aide de l’aviation russe, puisse au moins préserver leurs régions, avancer et même reconquérir tout Alep. Et cela s’est en effet produit.

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