Alep : le renouveau ?

Décembre 2016. La ville d’Alep est réunifiée au terme d’un conflit très médiatisé qui a opposé les forces gouvernementales aux rebelles pendant près de quatre ans et demi. Quelle est la situation deux ans plus tard ? Et quel chemin choisir après tant de souffrances et de destruction ?

… et en septembre 2018. (mad)

En décembre dernier, le Dr Nabil Antaki, cofondateur de l’organisation caritative « Les Maristes bleus » et partenaire CSI à Alep, était de passage à Lausanne. Il s’est réjoui : « Si quelqu’un venait à Alep aujourd’hui, il trouverait que la ville est magnifique. »

En effet, quelle différence depuis deux ans ! Les cafés du centre-ville sont pleins, l’électricité fonctionne quatorze à quinze heures par jour, l’eau courante est disponible cinq jours par semaine. Les trottoirs ont été refaits, les rues débarrassées des débris et regoudronnées, les barricades enlevées. L’éclairage municipal fonctionne à nouveau, de même que les feux de signalisation. Les écoles sont à nouveau opérationnelles. On voit ici et là des habitants qui s’affairent à la reconstruction de leurs logements.

L’agonie d’Alep

En contraste avec ces bonnes nouvelles actuelles, souvenons-nous des lettres déchirantes que le Dr Antaki et le frère mariste Georges Sabé nous envoyaient depuis l’été 2012, cet été où la guerre frappait à la porte d’Alep.

« Alep, notre ville, […] est en train de mourir. Elle est asphyxiée […]. La guerre est en train de s’étendre dans les quartiers. Les gens fuient, se réfugient, errent, s’installent dans la rue, dans les jardins publics, dans les écoles, partout […]. Le pain manque, l’électricité manque, l’essence manque, le lait manque, les médicaments manquent, le seul qui ne manque pas, c’est le fantôme de la guerre. Il rôde, il est partout », écrivait frère Sabé dans une lettre datée du 26 juillet 2012 (voir encart).

La ville est ensuite coupée en deux : les rebelles contrôlent les quartiers est et sud, le gouvernement les quartiers ouest. En l’espace de quelques jours, près de cinq cent mille civils se réfugient dans la partie ouest de la ville. Beaucoup partiront ensuite vers la côte syrienne, ou à l’étranger.

Devant l’urgence de la situation, le Dr Antaki, son épouse Leyla et frère Sabé fondent les Maristes bleus. La devise de cette association : « Nous vivons la solidarité avec les plus défavorisés et les déplacés, pour soulager les souffrances, développer l’humain et semer l’espérance. » Tout un programme.

« Dans ce contexte de violence, de privation, de désolation, de souffrances et de désespoir […], nous continuons […] à être une petite lueur d’espoir dans les ténèbres qui nous entourent », rappelait une lettre de juillet 2013, après une année de guerre à Alep. On ignorait alors qu’il restait encore trois ans et demi avant la fin du conflit.

La fin du cauchemar ?

« Le 23 décembre 2016, le cauchemar a pris fin pour les habitants d’Alep », nous dit le Dr Antaki dans une lettre de mars 2017. Les derniers groupes armés rebelles sont évacués, la ville est réunifiée, les bombardements cessent. Mais à quel prix : la destruction des quartiers orientaux est terrible. Quelques milliers de kilomètres plus loin, en Irak, la partie occidentale de la ville de Mossoul connaîtra le même sort quelques mois plus tard sous les frappes aériennes de la coalition internationale libérant la ville de l’État islamique (EI).

Donc oui, un visiteur qui comparerait l’Alep d’aujourd’hui à l’Alep assiégée de 2014-2016, trouverait que la ville est magnifique. Mais pour le Dr Antaki, ces changements ne sont que de la « chirurgie esthétique », alors que ce dont la ville a besoin relève de la « chirurgie réparatrice ».

Sanctions, chômage, pauvreté, destruction : les nombreux défis d’Alep

Ainsi, le visiteur qui s’attarderait un peu verrait que la situation est toujours difficile à Alep, surtout sur le plan économique. Selon le Dr Antaki, 80 % des familles d’Alep dépendent encore de paniers alimentaires et sanitaires pour leur survie. Le taux de chômage est extrêmement élevé, les prix ont décuplé (littéralement) depuis le début de la guerre. Et en ce qui concerne le financement de la reconstruction de la ville, les gouvernements occidentaux ne veulent pas en entendre parler tant que la Syrie refuse de mettre en place une « transition politique ».

Quant aux sanctions économiques, elles ne font qu’empirer la situation en « empêchant l’importation de nombreux produits, de presque tout », comme le disait le Dr Antaki à Lausanne. Et si les médicaments sont en théorie exemptés, la réalité est tout autre : « Comme il est interdit de réaliser des transactions financières avec la Syrie, comment pourrions-nous importer des produits médicaux alors que l’on ne peut pas effectuer de paiements ? »

Les Maristes bleus sèment l’espérance

Nos partenaires comptent aujourd’hui plus de quatre-vingt-cinq bénévoles, encadrés par une équipe d’une dizaine de personnes. Au fur et à mesure des besoins de ces six dernières années, ils ont élaboré quatorze programmes d’aide, axés sur trois piliers fondamentaux : l’éducation, la santé et le travail.

CSI s’est d’abord engagée sur le plan médical, avant de soutenir deux programmes ayant trait à l’intégration professionnelle.

« Après six ans de dépendance à l’aide humanitaire, […] il est temps que les familles d’Alep puissent vivre dignement du fruit de leur travail, explique le Dr Antaki. Et comme il y a un chômage très important, nous avons vu qu’il fallait offrir des opportunités de travail. »

Heartmade : l’« upcycling » qui vient du cœur

Le plus récent des programmes soutenus par CSI est Heartmade, qui comporte un atelier de recyclage de vêtements usagés et une petite boutique, dirigés par Leyla Antaki. Une dizaine de femmes travaillent à la mise en valeur de ces vêtements. Pour l’instant, les produits sont uniquement destinés au marché local, car les sanctions empêchent l’exportation.

Le sourire de Seroun, une des couturières de l’atelier, illumine la couverture du bulletin CSI de février 2019. Pendant la guerre, Seroun devait non seulement s’occuper de ses deux filles en bas âge, mais elle essayait aussi de gagner un peu d’argent en travaillant chez elle comme couturière. Son mari, pharmacien de profession, était sans emploi. La famille vit à al-Midan, le principal quartier arménien d’Alep qui se trouvait à proximité de la ligne de front et qui a donc subi de nombreuses attaques et beaucoup de destruction. Malgré tout, la famille est restée chez elle.

Aujourd’hui, le mari de Seroun a enfin pu trouver du travail, en tant que machiniste. Seroun, elle, est heureuse d’être à Heartmade : « Ce programme a changé ma vie, tant sur le plan matériel que personnel : ma confiance en moi s’est beaucoup améliorée et je peux enfin subvenir aux besoins de ma famille de façon indépendante », raconte-t-elle à John Eibner (responsable CSI) lors de sa dernière visite à Alep.

Job : petits projets pour un nouveau départ

Le second programme s’appelle Job, en référence au prophète de l’Ancien Testament et au terme « boulot » en anglais. Il s’agit d’offrir une formation intensive de trois semaines qui est accordée à une vingtaine de personnes. Elle leur apprend à lancer leur propre petite entreprise. Un jury sélectionne les meilleurs projets en termes de faisabilité, de durabilité et de rentabilité et leur octroie une aide de départ (entre 3 000 et 5 000 dollars). Ces projets sont également suivis par un mentor.

Depuis le début du programme, CSI a pu financer plus d’une vingtaine de ces petits projets. L’un d’eux est un magasin d’électricité situé à al-Zabdaya, un des quartiers qui étaient contrôlés par les rebelles à Alep Est. Il est tenu par deux jeunes, Zakaria et Hashem. Ce dernier est marié et il a un fils. Pendant la guerre, il vendait du matériel électrique dans la rue. Il s’était ensuite réfugié dans un quartier plus sûr, contrôlé par le régime.

Les deux jeunes sont heureux : « Nous sommes enfin indépendants ! Notre but à long terme est de développer notre magasin pour être également actifs dans le domaine de l’aménagement intérieur », expliquent-ils fièrement à John Eibner. Ils se réjouissent aussi que de nombreux habitants du quartier rentrent enfin. Leurs yeux brillants ne laissent planer aucun doute : ils peuvent maintenant regarder l’avenir avec une confiance et un espoir renouvelés.

Hélène Rey


 Les lettres d’Alep – Dr Antaki et frère Sabé, 2018

« Ce livre se veut un témoignage de Solidarité, un acte de Foi, un message d’Espérance et un hymne d’Amour. » Ainsi se conclut l’avant-propos du livre Les Lettres d’Alep, qui collecte des lettres et des notes écrites par le docteur Nabil Antaki et le frère Georges Sabé entre juillet 2012 et septembre 2017. C’est un « témoignage vivant » de ce que les Maristes bleus ont vécu au cours de ces années : nous descendons avec eux dans l’enfer de la guerre, une guerre vécue au quotidien. Le ton est parfois militant, s’insurgeant contre l’inaction de l’Occident, contre les rapports biaisés de nombreux médias étrangers et contre la banalisation de l’horreur ; il prend parfois des accents lyriques, la poésie semblant être le seul moyen d’exprimer la profondeur de la souffrance et des questionnements. Rester ? Partir ? Pourquoi ? Il est parfois résigné et las. Mais toujours ancré dans une espérance infaillible. Et au cœur de cet enfer, nous voyons briller une lueur, un groupe de bénévoles aux t‑shirts bleus, qui ont choisi de rester malgré tout, de « rester auprès d’un peuple qui souffre, de le servir, de lui témoigner de l’amour de Dieu », ayant le désir d’établir avec chaque personne aidée « une relation qui lui permettra de garder, malgré tout, sa dignité, son humanité et une certaine espérance ». Un livre bouleversant et inspirant.

Nabil Antaki et Georges Sabé, Les lettres d‘Alep, Paris : L’Harmattan, 2018.

Vous pouvez commander ce livre ici. 

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